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L'horreur de Castiglione

Vendredi 24 juin 1859. Bataille de Solferino.[3] 320 000 hommes se ruent les uns contre les autres. On se massacre au canon, au fusil, à la baïonnette, au sabre, avec les mains nues. Pendant quinze heures, Français et Italiens jettent toutes leurs forces pour vaincre les Autrichiens qui occupent le nord de l'Italie depuis 1815.

Les pertes humaines dépassent l'imagination. Entre 30 000 et 40 000 hommes mis hors de combat. A vrai dire, les états-majors ne se soucient guère du sort des soldats morts ou blessés. Un homme tué, ça se remplace gratuitement, alors qu'un cheval, il faut l'acheter ! C'est donc en toute logique que les armées du XIXe siècle engagent moins de chirurgiens que de vétérinaires. Quant aux infirmiers, ils sont presque inexistants. En tout cas, les minuscules services sanitaires sont instantanément débordés, dès les premières minutes de la bataille. Sur place, les blessés reçoivent des soins dérisoires (quand ils en reçoivent) et leur transport vers l'arrière va durer des éternités, dans des véhicules de fortune qui ne leur épargnent aucune secousse, aucun nid-de-poule. De la sorte, beaucoup vont mourir stupidement. Et tous les blessés qui sont purement et simplement oubliés ? Trois, quatre, voire cinq jours après les combats, on trouve encore des blessés qui agonisent là où ils sont tombés : pas de soins médicaux, rien à manger, rien à boire sauf l'eau immonde (mêlée de terre et de sang) des flaques. Bref, juste de quoi mourir dans de terribles souffrances physiques et morales.

A l'arrière, dans les villages les plus proches du champ de bataille, l'organisation des secours laisse à désirer. A Castiglione delle Stiviere par exemple, les blessés arrivent par centaines, par milliers. Une pagaille monstre règne partout. Du fait que l'intendance n'a prévu aucun hôpital de campagne ici, on installe ceux qui ont besoin de soins dans tous les locaux disponibles : églises, couvents, maisons particulières. Naturellement, pas de lits. Juste un peu de paille, vite souillée par les excréments humains et tous les déchets imaginables que personne ne nettoie. Une odeur pestilentielle due au pourrissement des blessures. Les râles insoutenables des moribonds. Plus les hurlements de ceux qu'on ampute, à vif, car les anesthésiants manquent aussitôt. Des médecins ou des infirmiers : quasi aucun. Des médicaments : immédiatement épuisés. Des pansements : de même. Devant tant de détresse, la population improvise des secours ; mais elle soigne de préférence les blessés du camp vainqueur. S'il manque de place dans une église, par exemple, on en sort les Autrichiens mourants qu'on jette dans les fossés.

Jusque-là, le scénario est classique.

– Premier épisode : dans toute guerre des temps modernes, beaucoup de blessés succombent parce qu'on ne les a pas soignés à temps, avec compétence.

– Deuxième épisode : sur place, à chaud, on improvise des secours avec un dévouement admirable.

– Troisième épisode : l'opinion publique et les spécialistes s'empressent d'oublier cet aspect choquant de tout combat ; seuls les exploits, les actes de bravoure restent dans les mémoires.

– Suite et fin : on négocie une paix, tout en concoctant de nouvelles armes pour de nouvelles troupes, dans l'éventualité d'une nouvelle guerre qui surviendra bien un jour ou l'autre. Mais les blessés laissés sans soins, les services sanitaires insuffisants, les hôpitaux pris d'assaut, les chirurgiens de guerre et les infirmiers tués ou faits prisonniers ! Tout cela s'oublie vite, très vite. Et après chaque guerre, c'est la même chose.

Là intervient Henry Dunant. En cette fin de juin 1859, il cherche à parler à l'empereur des Français en personne. Pourquoi ? Ses affaires algériennes piétinent, parce que l'administration française fait traîner ses dossiers et traite de préférence ceux de ses concurrents. Sur les petits terrains qu'il a obtenus il y a plusieurs années, le Genevois vient de bâtir de coûteux moulins à blé, avec l'argent de ses actionnaires. Mais il attend toujours l'autorisation qui lui permettra d'exploiter la chute d'eau capable d'actionner les meules – à l'époque, il n'y a ni mazout ni électricité, et le vent ou la vapeur sont inutilisables en Algérie : d'où l'importance vitale d'une chute d'eau. Puisque les fonctionnaires veulent le paralyser par leurs lenteurs, Dunant n'hésite pas à s'adresser à leur chef suprême : l'empereur. D'ailleurs, il peut compter sur des recommandations et des laissez-passer d'amis influents. Diable, un million de francs est en jeu. Et des parents ou des gens puissants lui ont confié leur argent.

Ne soyons donc pas étonnés que cet homme d'affaires parvienne au cœur même des combats. Lorsqu'il entre à Castiglione, il pense avant tout à son projet de barrage, à ses bilans, à ses investissements embourbés.

C'est le lendemain de la bataille. Dunant est instantanément plongé dans un monde de douleurs, d'horreur, de scandale. Ses affaires ? Tant pis pour l'instant. Il va se transformer en bon Samaritain, comme dans la Bible. On l'appellera aussi l'«homme en blanc» parce qu'il voyage dans une tenue d'été : il fait aussi chaud en Italie qu'en Algérie, en cet été 1859.

Dans une grande église d'un quartier populaire, le Genevois improvise un hôpital ; c'est la fameuse Chiesa Maggiore où plus de cinq cents blessés sont entassés. Dunant leur donne à boire. Il recueille les dernières paroles des mourants (il écrira ensuite à leurs familles). Il soigne tant bien que mal les plaies. Idée révolutionnaire, il tâche de convaincre les femmes de la localité de soigner tous les blessés, sans distinction de nationalité : Tutti fratelli : ils sont tous frères. Nous sommes tous frères dans la détresse, répètent après lui les braves Italiennes. Pendant trois jours au moins, il se dévoue sans compter, faisant preuve d'idées originales :

– Avec son argent personnel, il achète de l'étoffe, des pansements, de la nourriture et des cigares, pour lutter contre les odeurs infectes qui empestent l'église.

– Il écrit une lettre si bouleversante à la comtesse de Gasparin[4] que celle-ci lance une souscription dans le Journal de Genève et dans un des principaux périodiques parisiens.

– Il intervient même auprès du quartier général de Napoléon III pour que les médecins autrichiens soient libérés et puissent soigner leurs blessés. Quelle absurdité d'enfermer des médecins quand on en manque tellement ! Et pourtant, c'est l'usage, alors. Preuve de son talent de persuasion et de la qualité de ses relations, Dunant obtient une réponse favorable du monarque victorieux.

Jusque-là, son comportement mérite notre admiration. Cependant, il ne présente rien de génial. D'autres «touristes neutres» réagissent comme lui. Par exemple, Philippe Suchard, le fondateur de la célèbre marque de chocolat, se dévoue corps et âme à Castiglione, ces mêmes jours. De même, le médecin Louis Appia met sur pied une collecte de médicaments et de charpie, au tout début de la guerre, et abandonne sa clientèle genevoise (c'est pour lui une perte de revenus considérables) pour soutenir ses collègues italiens et français ; cela pendant quinze jours, alors que Dunant s'arrête moins d'une semaine à Castiglione et à Solférino.

Or, après avoir aidé si généreusement, ces diverses personnes – remarquables par leur dévouement – retournent toutes à leurs occupations habituelles, à leur train-train quotidien. Un seul homme ne supporte pas qu'on oublie de telles horreurs. Un seul se met en tête de trouver des solutions durables et de les concrétiser. Ce cas unique, vous l'avez deviné, c'est Henry Dunant.

Un souvenir de Solferino

Les trois années suivantes, il les partage entre ses affaires qui se débloquent – il décroche enfin une concession de terres à la mesure de ses projets : 23 400 000 m2 – et le souvenir des terrifiantes scènes de la Chiesa Maggiore. Les blessures où grouillent les vers, les hurlements d'agonie, l'odeur du pus hantent son esprit. Pour s'en libérer – il n'y parviendra jamais – il décrit ce qu'il a vécu. A fin octobre 1862, Un Souvenir de Solférino sort enfin de presse. Non seulement, le livre décrit les aspects exaltants de la bataille ; mais aussi, il découvre le revers de la médaille : les soldats frappés à mort et les blessés aux agonies interminables. Et surtout, il lance un triple appel :

– Il faut «pendant une époque de paix et de tranquillité, constituer des sociétés de secours dont le but serait de faire donner des soins aux blessés, en temps de guerre, par des volontaires zélés, dévoués et bien qualifiés pour une pareille œuvre».

– «Il faut donc des infirmiers et des infirmières volontaires, diligents, préparés et initiés à cette œuvre, et qui, reconnus par les chefs des armées en campagne, soient facilités et soutenus dans leur mission».

– Il faut que les gouvernements formulent «quelque principe international, conventionnel et sacré, lequel, une fois agréé et ratifié, servirait de base à des Sociétés de secours pour les blessés dans les divers pays de l'Europe».

Ayant imprimé ce livre à ses frais, Dunant l'envoie à tous ses amis, à ses relations internationales (là, le réseau des Unions chrétiennes entre en jeu), à des gouvernements, à des souverains. L'écho dépasse ses espérances. Bientôt affluent au no 4 de la rue du Puits-Saint-Pierre (sa maison de Genève) d'innombrables lettres de sympathie, de félicitations, de soutien. Hélas, les propositions concrètes sont rares. Sauf une.



BARDZO PROSZĘ O PRZETŁUMACZENIE TEGO TEKSTU NA JĘZYK POLSKI I TROCHĘ JEGO SKRÓCENIE, PILNEE ! DAJE NAJLEPSZE ;]


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